Il y a quelques années, je commençais un texte où je voulais raconter la vie de l’école : j’avais pris comme point de vue celui du bâtiment. Je souhaitais faire le parallèle entre le bâtiment et les sœurs qui habitaient à l’époque dans l’école, participant à la vie active en y insufflant leur âme. Je n’avais pas vraiment d’endroit où publier l’histoire et me suis donc arrêté à ce texte. La renaissance de ce site est l’occasion de relancer la rédaction de cette histoire. Voici donc le texte de départ qui sera agrémenté périodiquement par d’autres chapitres, toujours en suivant le point de vue du bâtiment de l’école : la vieille dame de ce texte et, à travers elle, les sœurs des Annonciades. Je vous souhaite, malgré les maladresses littéraires de l’auteur, une bonne lecture. Vous pouvez commenter ce texte et donner des idées, des avis qui feront évoluer les textes suivants.
M. Vincent
6 septembre 2017, 6 h 43
Le soleil matinal prend lentement l’assaut des vitres. Le lierre obstiné ne pourra plus retenir longtemps les rayons naissants : ils jouent le rôle d’un rideau qui s’ouvre sur une scène de théâtre. Les acteurs ne sont pas encore tous là et le public découvre les prémisses du premier acte. Une pluie fine achève le tableau en tapotant timidement aux carreaux.
Il n’en fallait pas plus pour réveiller notre vieille dame. Voilà bien longtemps que son sommeil est léger : ne vous y méprenez pas, cela lui convient parfaitement. Elle aime se réveiller à l’aube. C’est sa façon d’entrer en scène. Elle n’est pas de ceux qui captent la lumière, mais plutôt de vieux murs qui font partie intégrante du décor. Il faut dire qu’elle en a eu des occasions de participer au tintamarre percutant de la vie. Le gout de cette frénésie lui est passé depuis longtemps. Le rôle de spectatrice ne l’emballait pas : trop d’implication émotionnelle. Sa sensibilité exacerbée ne lui permettait pas de plonger corps et âme dans cette tourmente. Frémir, encourager, tressaillir… L’énergie lui manquait aujourd’hui pour vivre à ce rythme. Derrière ce décor feint et ce caractère effacé se cache une autre réalité. La peinture s’écaillera peut-être suffisamment pour dévoiler au grand jour une tout autre réalité.
Pour l’heure, notre vieille dame joue son rôle à la perfection : l’immobilité docile d’un élément décoratif. Les seuls mouvements observés ne semblent pas venir de sa propre volonté. Les feuilles bougent avec le vent, la rivière coule grâce à la dénivellation et elle suit le mouvement. D’ailleurs, on peut percevoir des craquements significatifs malgré son apparente immobilité. Comme ces meubles des grands-parents qui craquent soudainement, habités par une âme propre. Sans doute ses articulations sont-elles rouillées, sa charpente nouée, mais elle ne perd rien de sa vitalité. Du haut de son âge, notre amie reste pétillante et un tantinet malicieuse parfois. Car si elle préfère rester à l’écart de l’agitation, cela ne l’empêche pas d’avoir son point de vue qui s’avère tranchant. On ne peut pas lui en vouloir… Quoi de plus plaisant que d’être installée sur un promontoire pour observer le monde ? Sa vie mouvementée lui donne aujourd’hui une vision sage sur tout ce qui l’entoure.
Un voisin situé juste en face de l’étroite rue semble vaciller dangereusement, accablé par la fatigue de la veille et inquiet par la journée de travail qui l’attend. La vieille dame n’est pas curieuse dans l’âme. Elle ne peut éviter de poser son regard sur ce qui s’affiche autour d’elle. Cette ombre révélée par la lumière artificielle à travers les rideaux s’impose d’elle-même. L’air est déjà chaud ce matin et toutes les fenêtres du quartier sont entrouvertes. Une musique filtre à travers le bruit ambiant : « encore un matin ». L’ironie de la vie grandeur nature.
Perdant tout intérêt pour ce travailleur fatigué, la vieille dame se replie sur elle-même : au sens figuré, car, au sens propre, comme toute personne de son âge, on ne pourrait l’être plus. On pourrait croire que la vie professionnelle n’a plus de sens pour elle. Ne vous y trompez pas, il en va tout autrement. Car le sens de sa vie, c’est le monde scolaire. Cette vocation lui est un peu tombée dessus : plus qu’un choix, c’était une évidence. Toute petite déjà, elle remplissait un rôle de guide. Naturellement, sans artifices, mais avec feu. D’ailleurs c’est sans doute ce qui lui a permis de conserver sa fameuse vitalité et les pétillements qui grésillent autour d’elle. Plonger dans son regard, c’est s’immerger dans un monde de couleurs où se côtoient malicieusement des éclats de rire, des crises de larmes, des détresses de parents ou des fiertés familiales.
Des murmures montent jusqu’aux fenêtres du premier étage. Il s’agit de deux voix : l’une des deux est enjouée et plus aigüe. Il s’agit de Sanae qui remonte la rue avec sa maman. Elle semble surexcitée. La maman porte sur son dos le sac de la petite fille. Elles longent les murs de l’école et progressent rapidement en dépit de la montée. Il est très tôt et la rue est calme. Dans une heure, il en sera tout autrement. La maman a toujours ce pincement au cœur en laissant son enfant si tôt, mais son travail ne lui permet pas de faire autrement. Toutefois, elle sait que Sanae sera entre de bonnes mains, accueillie par Madame Laure que la petite fille adore. Notre vieille dame se souvient avoir entendu les enseignants parler d’excursion. Il était question de visiter le palais royal. La petite fille semble très agitée à l’idée de rencontrer peut-être un roi ou une princesse. On ne pourrait pas imaginer un antagonisme plus net : une petite fille à l’aube de sa vie et une dame âgée bien avancée dans la sienne. Là où l’énergie et l’impatience prennent le pas sur le bon sens, un soupçon de tempérance vient adoucir le tout. Un observateur avisé aura sans doute aperçu un sourire s’esquisser sur le visage fermé de l’octogénaire. Mais elle se rappela vite du rôle qu’elle a voulu se donner : ni actrice ni spectatrice, juste planter le décor.
La grande sage qu’elle est aujourd’hui s’est vue bénie en 1934 dans une petite rue de Schaerbeek. D’aussi loin qu’elle s’en souvienne, elle a été placée sous l’aile protectrice des sœurs des Annonciades. Très vite, elle s’est vue chargée de missions de plus en plus importantes, toujours dans le but de venir en aide aux enfants. Du fait de ses protectrices, les valeurs religieuses étaient très importantes pour elle. Certaines lui étaient particulièrement parlantes, car étaient porteuses d’une universalité certaine : l’accueil de tous, l’épanouissement, l’éveil à la citoyenneté… Jamais elle n’a perdu ces objectifs de vue. Physiquement, elle n’est pas très grande. Juste ce qu’il faut pour voir aussi loin que sa vue lui permet. Le temps a fait son œuvre et cela lui donne ce côté charmant qui inspire très rapidement de la sympathie. Certains évènements lourds à porter ont bien sûr infligé leurs blessures : autant de souvenirs portés fièrement qui ont forgé son identité. Son âme est habitée par quelques personnes charismatiques et de nombreux enfants devenus aujourd’hui adultes. S’ils ont emporté avec eux une part d’elle-même, ce fut pour y ajouter une part plus grande encore. En somme, sa vie s’est construite au fil de rencontres successives. Il serait difficile de dire ce qui est le plus plaisant dans la rencontre. Tantôt, on se sent écouté et poussé vers le haut, tantôt, on se surprend à plonger dans un passé instructif. Notre vieille dame est soucieuse de son apparence tout en essayant de rester fidèle à son âge. L’excentricité n’est pas de mise, mais par contre elle souhaite rester au gout du jour.
Notre vieille dame se dresse fièrement en haut d’une rue qui mène aux abords du parc Josaphat. Elle ne connait que cet endroit et n’en verra jamais aucun autre. C’est un personnage aussi mystérieux qu’un ciel belge en plein mois d’automne.
Sanae n’est plus toute seule à la garderie. Elle s’est vite vue entourée d’autres enfants. Si elle regrette de ne plus avoir l’exclusivité des attentions de madame Laure, elle profite de la compagnie d’autres amis, pour la plupart enjoués. La salle d’accueil se retrouve très vite saturée de cris, de cavalcades et de nervosité. La vieille dame est heureuse de voir s’approcher l’heure où le joyeux groupe montera dans un espace plus grand. Se fondre dans le décor n’est pas si facile dans ces conditions. L’accueillante est d’ailleurs remarquable. Chaque matin, ces deux complices se retrouvent avec un respect certain l’une pour l’autre. La plus expérimentée ayant une stature suffisante pour faire partie des meubles et la plus jeune faisant preuve d’un stoïcisme renouvelé au quotidien. Une fine équipe pour encadrer ces enfants fraichement sortis de leurs lits.
La Grande Sage observe les enfants monter l’escalier. Que de changements dans l’école depuis tout ce temps ! Les tenues vestimentaires, la diversité des nationalités, les jeux, les horaires… Beaucoup critiquent le temps présent. Ce qui l’amuse c’est que ce fameux changement néfaste a toujours existé. C’est un peu comme si les gens du présent ne peuvent concevoir une modification des modes de vie : la théorie de l’évolution, c’était avant eux. À contrario la vieille dame a eu le temps de voir les choses changer et sait pertinemment que le temps présent n’est qu’une pâle ébauche du futur.
Quel soulagement pour elle d’être au mois de septembre. Les grandes vacances insufflent trop vite la solitude qui habille souvent la vieillesse, n’ayant pour seule compagnie que son imagination et la chaleur accablante de la grande ville. Fin aout, elle fut heureuse de voir les professeurs les plus motivés s’agiter dans les locaux pour préparer une nouvelle année scolaire. Tout cela n’avait rien de comparable à la frénésie apportée par la jeunesse. Elle aime observer l’antagonisme des énergies : l’organisation construite par l’équipe éducative qui s’oppose à la vie palpitante des enfants. Le rocher érodé au fil de l’année par le fleuve gonflé de vie.